Au-delà du tapis : le blog

Vivre ou exister ?
La magie et la beauté des toutes petites choses, même les plus triviales. C'est santosha, le contentement, dans le yoga.
Il y a quelques temps, j'ai entendu cette phrase : "il s'agit maintenant de vivre pleinement, et non plus seulement d'exister".
A priori, j'approuve : je préfère vivre une vie dans laquelle je fais mes propres choix, où je suis totalement actrice de ma vie, et non spectatrice. Ne pas avancer au quotidien comme un robot ou le produit de choix que d'autres ont fait pour moi. Avancer en respectant mes valeurs, éthique, croyances, envies, etc. Et profiter pleinement, comme on dit.
Mais du point de vue du yoga, cette phrase me chiffonne. D’apparence anodine, elle sous-entend qu’exister est accessoire et insuffisant. Pourtant, exister, être en vie donc, c'est… vital ; nous avons juste tendance à l'oublier trop souvent. Je ne fais pas ici l'apologie de la vie à tout prix, de courants anti-IVG, pro life ou que sais-je encore.
Laissez-vous respirer
Je vous invite juste à prendre une pause, là, maintenant, dans votre lecture. Si vous le souhaitez, asseyez-vous confortablement, placez vos mains sur votre coeur, et respirez. Ne forcez rien, laissez-vous respirer. Observez le doux son de votre respiration, écoutez les subtils battements de votre coeur.
La magie du coeur qui bat, inlassablement, des poumons, qui se remplissent d'air et se vident sans que vous y pensiez des centaines - des milliers - de fois par jour. Sentez-vous juste exister. Et ressentez ce vivant autour de vous : un courant d'air qui caresse votre peau, les rayons du soleil qui filtrent à travers la fenêtre, le chant des oiseaux au dehors, le tambourinement de la pluie sur les fenêtres, votre chat qui ronronne, des enfants qui jouent, etc. (Vous adaptez en fonction de votre environnement.) Ça paraît pas grand chose, et c'est pourtant déjà énorme.
« We simply are, existing! »
Élisa Demarré, dramaturge. Extrait de son essai Reflections, Reverberations, Pulsations – The Wonder Of It All. Citée par le danseur et chorégraphe Daniel Linehan dans la newsletter de sa compagnie Hiatus en date du 2 octobre 2025.
Être simplement là n’est pas toujours une évidence. Ce constat est à la base du travail du danseur et chorégraphe Saburo Teshigawara. Avec les danseur.euse.s, "nous travaillons ensemble tous les jours sur le simple fait d’être en vie, d’exister, se tenir debout, marcher, respirer, sentir l’air, la lumière, la musique." Pour le chorégraphe, exister n’est pas accessoire, mais bien la fondation de tout mouvement, autant geste dansé qu’élan de vie ou émotion. Même lorsque notre corps paraît inactif, de nombreux systèmes sont en train de s’activer pleinement : système cérébral, digestif, circulatoire, respiratoire, auditif, émotionnel, etc.
Dans son ouvrage Le corps n’oublie rien , le docteur Bessel van der Kolk pose la question : "comment sait-on que l’on est en vie ?" (notamment : chapitres 6 : "perdre son corps, perdre son moi" et 16 : "apprendre à habiter son corps : le yoga"). Il y explique comment des victimes de traumatismes n’ont plus aucune conscience de soi, pas même d’exister, justement. La conscience des fonctions et mouvements du corps, de sa place dans l’espace, est perdue. Exister, "simplement" exister, n’est plus facile ni évident, et peut devenir une lutte, un défi et un enjeu. Dans le cas du traumatisme, comme en cas de maladie, parcours de soin, conflit armé, blessure, accident, vieillissement.
Et aujourd’hui, nous réalisons que c’est pas gagné : la mort par suffocation provoquée de Georges Floyd, l’étouffement du Covid, la généralisation de la pollution de l’air : un acte aussi simple que la respiration devient rareté, un acte exceptionnel, un cadeau. Trop souvent, nous devons perdre quelque chose pour réaliser sa valeur.
L'ordinaire comme extra-ordinaire
En yoga, on parle de santosha ou samtosha en sanskrit, que l’on traduit par "contentement" (j’ose à peine écrire "gratitude" tant ce mot est devenu omniprésent). Il ne s’agit pas de se complaire dans la pauvreté (matérielle ou intellectuelle), de s’installer dans la médiocrité, la résignation ou d’accepter des situations et relations insatisfaisantes. Mais de se sentir nourri.e par les toutes petites choses et détails du quotidien. Envisager l’ordinaire comme déjà extra-ordinaire : les battements de notre coeur, le ronronnement de notre respiration, un nuage qui passe dans le ciel, une jolie fleur, etc.

C’est aussi l’un des principes du Zen japonais : rencontrer la magie dans l’ordinaire, c’est exister pleinement car ainsi nous sommes conscient.e., présent.e à l’ici et maintenant. Exister pleinement dans le quotidien le plus banal, c’est tout simple, et pourtant terriblement difficile. Et vous, vous sentez-vous exister ? Vivre pleinement, ça veut dire quoi pour vous ?
Cet article est une version remaniée de la newsletter mensuelle de mai-juin 2025.
Pour prolonger :
Mirror and music, documentaire sur Saburo Teshigawara de la très belle série "Scènes d’écrans" de la Maison de la danse de Lyon, en accès libre en cliquant ici.
Respire, livre de Marielle Macé.
En exploration sur le tapis de yoga : prenez des temps de pause et d'écoute durant votre pratique. Ce qui se passe entre les postures est aussi important que les postures elles-mêmes.
Au-delà du tapis de yoga : prenez quelques secondes, quelques minutes pour admirer une fleur, des gouttes de rosée matinale, une feuille d'automne qui tournoie dans le vent, un flocon de neige qui fond sur votre manteau.